Wendyyy à Santorini — Entre image, polémique et la leçon que Haïti refuse de voir

 

Wendyyy à Santorini — Entre image, polémique et la leçon que Haïti refuse de voir

Le clip OKAY de Wendyyy déclenche polémique et comparaisons. Analyse économique et culturelle : Santorini n’est pas forcément cher — quelles leçons pour Haïti ?

Par Kanndél EDOUARD; économiste et linguiste.

Quand l’écran s’ouvre sur la caldeira de Santorini dans le dernier clip OKAY de Wendyyy, ce n’est pas seulement un décor : c’est une certitude visuelle qui tombe dans les timelines. Quelques secondes suffisent pour qu’un grand nombre de fans haïtiens lisent le plan comme un verdict — Santorini = luxe = “pa pou nou”. Sur X et Instagram la controverse a pris feu ; on a vu surgir des comparaisons immédiates entre Wendyyy et Baky, des posts moqueurs et la formule devenue refrain chez certains supporters : « yo Santo Domingo, nou Santorini ». Le message est clair : l’image vaut jugement.

Mais qu’est-ce que cette image dit vraiment ? Et qu’est-ce qu’on choisit d’entendre ? Le clip fonctionne — il capte, il marque, il vend une aspiration visuelle. Wendyyy sait exactement pour qui il filme : il connaît son public, il sait comment activer l’émotion, les réseaux et les conversations. Il sait aussi que, dans la guerre des vues, la mise en scène clinquante rapporte vite. Les chiffres le prouvent : la sortie du clip OKAY a explosé sur YouTube, atteignant des centaines de milliers de vues en peu de temps, signe que l’effet visuel marche et qu’il génère de l’audience instantanée.

1. La musique d’abord — mais pour beaucoup, la sandale compte plus que le son

Il faut rappeler un fait historique dans l’imaginaire musical haïtien récent : Santorini est entré pour la première fois dans le vocabulaire populaire haïtien à travers la chanson “Santorini (Toutouni)” de Gamma Lab. Ce morceau, festif, insouciant, où l’on évoquait Marbella, Santorini, bikini et “toutouni”, avait pour seul but de transporter l’auditeur dans une bulle de vacance, de légèreté et de liberté. Mais au-delà de son refrain accrocheur, il a surtout introduit Santorini comme synonyme de luxe, d’ailleurs et d’évasion dans l’imaginaire haïtien. Le lieu a alors été associé à une expérience inaccessible, presque mythique.

Quand Wendyyy reprend ce décor dans son clip OKAY, il ne fait pas qu’exploiter un visuel : il convoque tout un bagage symbolique déjà intégré par son public. Il sait très bien que cette image va déclencher une reconnaissance immédiate, une sorte de réflexe collectif. Or, cette reconnaissance est biaisée : elle repose sur l’idée que Santorini est un décor réservé aux riches, aux “autres”, et certainement pas accessible au citoyen haïtien moyen.

C’est ici que l’on voit l’intelligence stratégique de Wendyyy, mais aussi la fragilité du marché musical local. Dans un écosystème où les KPI dominent — vues, partages, likes, collaborations sponsorisées — une paire de sandales brandées ou un plan à Santorini valent autant qu’un couplet travaillé pour générer l’engagement. Le phénomène n’est pas unique à Wendyyy, mais il est symptomatique : la musique haïtienne, du rap au compas, glisse vers une compétition d’apparence. Résultat : la culture s’appauvrit symboliquement, remplacée par des codes visuels de luxe. Les clashs Wendyyy vs Baky deviennent alors moins des débats de flows ou d’innovations musicales que des guerres d’ego, de décors et de visibilité.

2. « Yo Santo Domingo, nou Santorini » — la phrase qui dit tout (et rien)

Les réseaux sociaux n’ont pas tardé à amplifier l’image. Sur X, on a vu des fans écrire : « Yo Santo Domingo, nou Santorini », une phrase devenue virale qui illustre bien le raccourci mental. Ce n’est pas une analyse de clip, ni une discussion sur le propos musical : c’est un slogan de comparaison sociale. En une ligne, tout est dit. Être à Santorini devient une manière de dominer ceux qui ne peuvent montrer que Santo Domingo. La musique disparaît derrière la symbolique du lieu.

Ce qui transparaît dans ce type de commentaire, c’est une blessure identitaire profonde. Voir un rappeur haïtien tourner dans un décor européen, même accessible à bas prix, active un mélange d’admiration et d’amertume. Pour beaucoup, c’est un rappel cruel des conditions matérielles difficiles de la vie en Haïti, où un voyage en République Dominicaine reste déjà un luxe. Santorini, dès lors, devient un “ailleurs” inatteignable, utilisé comme instrument de domination symbolique entre fans.

Mais cette perception repose sur une erreur économique majeure : la réalité du coût de Santorini est bien différente. Pour un résident européen — ce qu’est Wendyyy — un billet low-cost et un logement Airbnb suffisent pour transformer ce rêve supposément inaccessible en escapade banale. L’effet visuel est donc disproportionné par rapport à la réalité économique. Le public haïtien projette sur cette image un fantasme plus grand que ce qu’elle représente réellement.

Autrement dit, « Yo Santo Domingo, nou Santorini » n’explique pas la démarche artistique, elle ne fait que souligner une fracture sociale et un imaginaire biaisé. Le risque, c’est qu’à force de confondre mise en scène et réalité, on continue d’alimenter un malentendu collectif : croire que l’image dit la vérité, alors qu’elle n’est qu’un outil de stratégie médiatique.

3. Santorini : l’icône n’est pas forcément synonyme de ruine économique pour le visiteur

Dire que Santorini est systématiquement inabordable, c’est ignorer des réalités concrètes. Oui, il y a des hôtels et des mariages hyper-luxueux; oui, certains plans de médias concentrent ces images. Mais Santorini offre aussi une palette de prix et d’expériences : auberges dans les villages intérieurs, plages publiques, bus locaux à quelques euros, excursions abordables — et des saisons intermédiaires où les tarifs chutent nettement. Des guides de voyage et comparateurs montrent que, hors saison haute, il est possible de visiter Santorini sans se ruiner ; l’hébergement et le transport public proposent des options économiques. En bref : Santorini n’est pas qu’un mythe doré, c’est aussi un marché diversifié.

Et pour être clair : un artiste basé en Europe ou qui a la double nationalité (c’est le cas de certains artistes haïtiens ayant des attaches européennes) n’a pas besoin d’un énorme budget pour tourner en Grèce. Un billet low-cost + une location courte, une équipe réduite, quelques jours de tournage suffisent. Les images que l’on voit comme « hors de portée » peuvent coûter bien moins qu’on l’imagine. Les posts d’Instagram montrent des déplacements rapides et ciblés — indice que le coût réel peut être raisonnable pour un artiste qui se déplace souvent entre l’Europe et la Caraïbe.

4. Ce que Haïti peut apprendre — et pourquoi copier Santorini aveuglément serait une erreur

Santorini n’a pas été un luxe né du néant ; son attractivité est le produit d’un temps long : investissements d’infrastructure, diversification des offres (guesthouses, croisières, événements), et — plus tard — régulations face à l’overtourism. Elle a ensuite dû encadrer sa croissance pour préserver ses ressources et sa valeur symbolique. Les décisions récentes de la Grèce (plafonds pour débarquements de croisières, taxations saisonnières) illustrent que le succès touristique demande gouvernance et limites.

Haïti peut s’inspirer sans copier : construire sur l’authenticité plutôt que sur l’ostentation, développer des zones pilotes (Jacmel, Cap-Haïtien), soutenir la micro-hôtellerie, protéger le patrimoine naturel, et rendre visibles des réussites concrètes. Plus important encore : il faut modifier la façon dont on produit images et récits. Au lieu d’importer des décors, valorisons des vidéos conceptuelles qui parlent de nos lieux, nos fêtes, notre gastronomie, nos artisans. Ces récits, bien faits, sont partageables, crédibles et durables.

5. Guerre des vues : révélateur, pas uniquement condamnable

La « guerre des views » n’est pas un simple concours d’ego, c’est un indicateur des logiques économiques qui traversent aujourd’hui l’industrie musicale. L’attention est devenue la monnaie principale : capter des clics, générer du trafic, puis transformer cette visibilité en opportunités commerciales. Il est naïf de le nier. Chaque vue peut être monétisée, chaque tendance peut attirer des sponsors, chaque buzz peut créer des portes. Dans un contexte où les revenus du streaming sont dérisoires pour les artistes caribéens, la bataille des chiffres est parfois un moyen de survie.

Mais ce jeu devient dangereux lorsqu’il devient une fin en soi. Si la quête de vues supplante toute autre logique, le capital culturel se dilue. Les artistes construisent alors des carrières sur du sable mouvant : ils gagnent en visibilité immédiate mais perdent en légitimité durable. L’histoire récente du rap mondial montre que ceux qui traversent le temps ne sont pas forcément ceux qui alignent les records de vues, mais ceux qui arrivent à transformer leur notoriété en identité forte, en concepts marquants et en univers cohérent. Wendyyy, artiste intelligent, stratégique et connecté, connaît ce dilemme. Il a compris l’efficacité des images et sait parler le langage de son public. Mais le véritable enjeu, c’est de savoir utiliser ce même pouvoir visuel pour amplifier des récits haïtiens, pour valoriser un patrimoine, pour bâtir des ponts entre culture et économie. Une vue n’a de valeur réelle que si elle laisse une empreinte au-delà de l’écran.

6. Critique « positivement choquante » : congédier la complaisance visuelle

Il est temps d’affronter une vérité froide : continuer à valoriser uniquement le clinquant, c’est vendre notre imaginaire collectif à bas prix. Le public haïtien — tout comme le public international — mérite plus qu’un décor standardisé ou des images recyclées. La surenchère de villas, de voitures ou de paysages exotiques finit par se banaliser. Ce qui reste, ce qui marque, ce qui voyage réellement, ce sont les histoires et l’authenticité. Les grands succès mondiaux des dix dernières années, dans différents genres musicaux, ont montré que les récits culturels singuliers séduisent davantage que la simple ostentation.

Le vrai choc — et c’est un choc nécessaire — vient du constat que notre propre industrie musicale troque souvent la profondeur contre la brillance. L’imaginaire visuel est utilisé comme un feu d’artifice : éblouissant, mais vite éteint. Or, Wendyyy a les moyens artistiques et symboliques de briser cette logique. Il peut se permettre d’être critique, acéré, même provocateur dans sa manière de filmer et de raconter. Un clip peut être plus qu’un prétexte à montrer des chaussures ou un décor exotique ; il peut être un manifeste, un miroir social, une provocation constructive. Les producteurs, managers et labels haïtiens doivent assumer leur rôle de relais. Ils ne peuvent plus se contenter d’accompagner le goût du public : ils doivent l’éduquer, le pousser à exiger plus, à désirer des récits qui nourrissent la durée et non l’instant. Choquer positivement, c’est imposer une vision et créer une attente nouvelle.

7. Conclusion — transformer l’émerveillement en chantier

Le plan de Santorini dans OKAY n’est pas seulement une belle carte postale : c’est un révélateur. Il révèle à la fois un biais collectif — celui de croire que tout ce qui brille est hors de portée — et une opportunité à saisir. L’émotion visuelle que suscite l’image ne doit pas s’éteindre dans les polémiques superficielles, elle peut servir de point de départ pour un chantier bien plus vaste. Les fans ont le droit d’être fascinés, les artistes ont le droit d’être stratèges, mais la société haïtienne ne doit pas se tromper d’échelle.

Il ne s’agit pas de condamner le déplacement de Wendyyy, encore moins son ambition. Il s’agit de transformer ce déplacement en leçon collective : apprendre à valoriser nos propres paysages, nos propres histoires, nos propres forces. La scène musicale haïtienne dispose d’une puissance d’influence énorme. Si cette énergie est investie dans la construction de récits conceptuels, dans la mise en avant de micro-hébergements locaux, dans la création de circuits touristiques visibles à l’international, alors la prochaine polémique ne portera plus sur la question « qui a voyagé où ? », mais sur « qui a construit quoi ? ».

Le clip OKAY doit être lu non comme un fantasme inaccessible, mais comme un miroir. Santorini peut servir d’inspiration, non parce qu’elle est lointaine et luxueuse, mais parce qu’elle a su transformer un atout naturel en ressource économique. Haïti a les paysages, le patrimoine et la culture pour bâtir son propre récit. La vraie question n’est pas de savoir si un artiste peut voyager à Santorini, mais si une nation entière peut apprendre à transformer son émerveillement en stratégie.

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